top of page
Martin Toussaint

La transformation de Philip Morris International : volonté de conquête et stratégie d'influence

En 2015 – 2016, Philip Morris International (« PMI ») officialise le lancement de son premier produit « smoke-free », l’iQos, qui fonctionne via la technologie de la chauffe du tabac. Selon PMI cette technologie permettrait d’éliminer 90 à 95% des substances nocives présentes dans une cigarette. Initialement perçue comme une stratégie de diversification classique de ses activités, le lancement de l’iQos paraît rapidement s’inscrire dans une mutation bien plus profonde de PMI, évoquée dès le début des années 2000. En 2016, le CEO de l’époque annonce préparer le groupe a un futur sans cigarettes. D’abord perçue comme un effet d’annonce, cette vision est rapidement renforcée par les investissements du Groupe dans des secteurs connexes (médicaux notamment), et les prises de positions de ses nouveaux cadres supérieurs, dont l’actuel CEO, Jacek Olczak, qui annonce début 2021 sa volonté de générer plus de 50% (vs. 25% actuellement) des revenus du Groupe sur le segment des produits « smoke-free », et de cesser la commercialisation des cigarettes classiques dans un certain nombre de pays d’ici 2030. Si la volonté officielle de PMI est de proposer à ses clients des produits plus sains, quasiment inoffensifs, ses motivations sont en réalité plus complexes. Des motivations s’exprimant dans mise en place d’une stratégie pragmatique impliquant des techniques de guerre de l’information, l’opposant directement à des acteurs anti-tabac.


Derrière l’écran de fumée : la nécessité de changer pour survivre

Au-delà des possibles prises de conscience éthiques, PMI doit faire face depuis plusieurs années à un marché en forte évolution. Les ventes de cigarettes traditionnelles connaissent un déclin significatif depuis le début des années 2000. Ce déclin est ralenti par la forte consommation des pays en voie de développement (Chine et Inde notamment), mais fortement marqué dans les pays développés.

Source : statista


Source : estimations PMI Note : hors Chine et US



Ce déclin est principalement lié aux prises de conscience concernant le caractère nocif de la consommation de tabac, le durcissement des règles gouvernementales concernant le tabac (interdiction de fumer dans de nombreux lieux publics, interdiction de faire de la publicité pour des cigarettes, campagnes de sensibilisation, …) et bien sûr à la hausse conséquente du prix des cigarettes.



Par ailleurs, l’essor des produits connexes (e-cigarettes, …) est venu concurrencer les producteurs de tabac, pris en étau entre pouvoirs publics et nouvelle concurrence.

Face à ces transformations, la volonté de PMI de drastiquement diminuer son activité sur ses produits historiques peut s’analyser comme une stratégie visant à ne pas s’enfermer sur un marché en décroissance.


Une stratégie sur trois dimensions : concurrentielle, cognitive et sociétale

1. Conquête de l’espace concurrentiel

Afin de prendre de l’avance sur ses concurrents historiques, PMI a mis en œuvre une stratégie offensive pour développer ses activités sur deux segments majeurs, le smoke-free et la santé :

- Investissements massifs dans la R&D, spécialement dédiés au développement de produits smoke-free (8,1 milliards de $ d’investissement depuis 2008).

- Stratégie M&A (fusions et acquisitions), permettant au Groupe de se doter de savoir-faire et de produits différents, notamment dans de nouveaux secteurs comme le secteur pharmaceutique :

o Vectura (septembre 2021), laboratoire spécialisé dans la production d’inhalateurs notamment destinés à soigner les maladies liées au tabagisme,

o Otitopic (août 2021), start up américaine spécialisée dans le développement de médicaments d’aide à la respiration, notamment en cas d’infarctus,

o Fertin Pharma (juillet 2021), entreprise suédoise spécialisée dans la production de substituts nicotiniques.

- Rebranding de l’image du Groupe dans ses différents canaux de communication (site internet notamment), afin de souligner leur évolution d’un cigarettier classique vers un acteur 100% smoke-free.

- Commercialisation des nouveaux produits du Groupe, notamment l’iQos, dans des boutiques modernes au style épuré.


2. Occupation de l’espace cognitif

Afin de légitimer son évolution, PMI a mis en place une stratégie d’influence ambitieuse visant à ancrer et pérenniser son nouveau modèle :

- Lobbying important auprès de membres de gouvernement pour les convaincre de la moindre nocivité des iQos. Cette stratégie a principalement pour but d’éviter les taxes et interdictions réservées au tabac classique.

- Financement direct de recherches scientifiques visant à démontrer la moindre dangerosité des produits smoke-free par rapport aux cigarettes classiques.

- En 2017, participation à la création de la « Foundation for a Smoke-free World » présidé par Derek Yach, un expert anti-tabac mondialement reconnu. PMI a proposé à ce dernier de fonder et présider la fondation, en échange de quoi PMI s’engageait à financer la structure à hauteur de 80 millions de $ par an sur une durée de 12 ans. L’objet de la fondation, philanthropique, est de « mettre fin au tabagisme en une génération » notamment par le biais de financement d’études scientifiques indépendantes.

Les financements d’études scientifiques, qu’ils soient directs ou indirects, permettent à PMI d’atteindre deux objectifs :

i) Favoriser son expansion sur le segment smoke-free, destiné à remplacer son activité historique, et

ii) Directement frapper ses concurrents, toujours présents sur le segment des cigarettes classiques.


3. Attaque de l’espace sociétal

L’ouverture de ce troisième front vise à inscrire dans l’esprit des potentiels consommateurs que PMI n’est plus le groupe « nocif » qu’il était par le passé, mais bel et bien un nouvel acteur, qui a à cœur la santé de ses clients :

- Recours à des relais d’influence / influenceurs afin de faire la promotion des produits smoke-free : présence de l’iQos à la Milan Design Week en 2019,

- Présence accrue sur les réseaux sociaux jusqu’en 2019, capitalisant sur le flou juridique autour de l’iQos.



Note : extrait du kit marketing à destination des équipes réseaux sociaux d’iQos


- Prises de positions fortes dans de nombreux grands médias, où les officiels de PMI plaident pour un futur sans cigarette, soulignant les efforts réalisés par leur Groupe pour aller dans ce sens (CNN, The Guardian, …)



Le virage « smoke-free » : un changement fallacieux ?

Malgré la promesse de changement affichée par PMI, de nombreux acteurs issus de la société civile remettent en cause cette volonté.

- Les publications scientifiques réalisées par le Groupe, témoignant du caractère bien moins nocif, voir inoffensif, des produits smoke-free sont aujourd’hui largement contestées par la communauté scientifique. Selon des experts et d’anciens employés de PMI, le déroulement d’un grand nombre de tests cliniques effectués par le Groupe est plus que questionnable. Certains scientifiques de PMI ont ainsi alerté le top management sur un grand nombre d’irrégularités constatés lors des phases tests, ainsi que sur le manque de qualifications d’une partie des scientifiques en charge. Ces « lanceurs d’alerte » ont été exclus des projets, certains finissant par prendre contact avec des médias afin d’alerter le public sur ces dérives. Certains de ces tests ont également fait l’objet d’audits par des organismes tels que la Food and Drug Administration (agence américaine dont le rôle est, entre autres, de contrôler les produits ayant un impact sur la santé des consommateurs), dont le déroulé a été remis en question. Les qualifications de plusieurs scientifiques ayant été désignés pour procéder aux audits des tests cliniques ont en effet été vivement critiqués.

- La création et le financement de la « Foundation for a smoke-free world » a également provoqué une levée de boucliers au sein des courants anti-tabac. A l’annonce de sa création, plus de 400 organisations de santé publique, d’universités et d’instituts de recherche annonce leur refus d’accepter toute subvention de la fondation. L’OMS va plus loin, en déclarant que toute collaboration avec la fondation serait une violation directe de l’article 5.3, relatif au tabac.


- Les acquisitions de PMI, notamment dans le domaine médical, sont également fortement attaquées. À la suite de l’acquisition du producteur d’inhalateurs médicaux Vectura, la société a été exclue d’un certain nombre de conférences afin de dénoncer ses liens capitalistiques avec le cigarettier.


- Les campagnes marketing visant à promouvoir l’usage de l’iQos ont été la cible d’attaques par des associations anti-tabac, qui ont saisi les institutions juridiques.



Bilan : un virage « healthy » attaqué mais une stratégie pour le moment victorieuse

Les contre-attaques de la société civile sont parvenues à atteindre PMI, notamment sur deux points :


- La levée de boucliers face à la création de la « Foundation for a smoke-free world » a forcé PMI à faire marche arrière, et à diminuer de moitié le montant des financements octroyés à la fondation. L’illusion d’indépendance de l’organisation a de plus été battue en brèche par le témoignage de l’ancienne directrice des médias numériques et sociaux, Lourdes Liz, pour qui la fondation n’a pour autre but que de promouvoir un message en faveur du vapotage.


- Les campagnes de marketing entreprises par le groupe ont été remises en causes et les campagnes judiciaires les visant ont permis leur interdiction dans plusieurs pays, car jugées coupables de promouvoir l’usage de produits nocifs pour la santé.

Au-delà de ces points, la stratégie globale de lobbying visant à légitimer le changement du Groupe a été mise en lumière. Ce changement est aujourd’hui de plus en plus critiqué, et ces attaques ont parfois débouché sur des décisions majeures : les Etats-Unis ont par exemple interdit l’importation d’iQos sur leur territoire.


Néanmoins, la stratégie globale de PMI est pour le moment gagnante. Le chiffre d’affaires généré par les produits no-smoke est en forte augmentation et ce segment est en phase de remplacement des produits classiques de PMI à court terme dans de nombreux pays. Enfin, poussant pour une interdiction des cigarettes à moyen-terme, le Groupe est idéalement placé pour remporter des parts de marché face à ses concurrents, qui n’ont pas su saisir le virage no-smoke aussi rapidement et efficacement que PMI.

Comments


bottom of page